Ce
texte est le fruit d’une élaboration collective de la commission
monde du travail et syndicalisme de l’Union communiste libertaire
de Montpellier. Celle-ci réunit des syndicalistes libertaires qui
militent syndicalement principalement à Solidaires, à la CGT ou à
la CNT.
Février
2016 : la pétition « On vaut mieux que ça » lancée
sur les réseaux sociaux fait le buzz et permet enfin de rompre avec
la léthargie ambiante ; une date de mobilisation, le 9 mars, sort de
cette initiative, prend de l’ampleur si bien que les syndicats CGT,
Solidaires et FO s’y raccrochent. Le mouvement contre la loi
travail est lancé, il durera 4 mois. C’est nouveau en France
depuis bien longtemps, un mouvement social d’ampleur émerge sur
une question directement liée au travail en dehors des structures
syndicales, même si celles-ci s’en sont très vite emparées. Dans
plusieurs villes, les Nuits Debout qui suivront offriront un cadre de
mobilisation à des personnes éloignées du syndicalisme et
donneront un caractère inédit à cette contestation sociale.
Novembre
2018, le mouvement des Gilets Jaunes confirme cette tendance et
creuse le sillon ; il est né puis s’est d’abord développé
complètement en dehors des syndicats.
Les
défaites successives du syndicalisme lors des confrontations
sociales d’ampleur et sa difficulté à toucher une partie toujours
plus importante du salariat, les précaires et les salarié-e-s des
petites entreprises en premier lieu, expliquent certainement ces
formes de mobilisation atypiques. Nous analysons ces surgissements
comme des réponses à une situation sociale toujours plus dégradée
face à laquelle le syndicalisme, parce qu’impuissant à s’y
opposer, est de moins en moins considéré comme une perspective.
Nous pensons donc probable qu’à l’avenir, ces situations se
répètent. Faut-il pour autant considérer le syndicalisme comme un
outil inefficace et dépassé ?
Libertaires,
nous sommes pour un changement radical de société. Pour nous,
celui-ci passera nécessairement par un contrôle de la production
par la population, qui est incontournable si on souhaite rompre avec
le capitalisme. A ce titre, parce qu’il reste le moyen
de regroupement le plus important des exploité-e-s sur leur lieu de
travail et qu’il permet d’agir sur les antagonismes de classe,
encore avec des victoires à des petites échelles, nous pensons que
le syndicalisme reste un outil qui peut être pertinent. Mais, pour
qu’il garde une utilité et un intérêt, nous pensons
indispensable et urgent d’interroger les carences du syndicalisme
pour le modifier et en (re)faire un outil permettant d’aller vers
l’émancipation des exploité-e-s.
Les
lignes qui suivent sont une contribution de syndicalistes libertaires
à cette réflexion et non une analyse des liens syndicats/Gilets
Jaunes.
Accepter
la situation, faire preuve d’ouverture
Il
nous semble d’abord que les syndicalistes doivent prendre acte de
cet état de fait : pour de bonnes et/ou mauvaises raisons, le
syndicalisme n’est pas, pour beaucoup d’exploité-e-s, la
structure de lutte incontournable et évidente. Et ce, même si les
revendications défendues sont proches ou convergentes. Le réflexe
présent encore trop souvent dans les structures syndicales de voir
d’abord avec indifférence ou hostilité les initiatives de lutte
qui leur sont extérieures doit être battu en brèche. L’attitude
de nombreuses Unions Départementales ou Locales de la CGT est
souvent assez caricaturale de ce point de vue, le mouvement des
Gilets Jaunes l’a encore illustré. Ce réflexe prévaut chez les
syndicalistes en général. Pourtant, le bilan doit être fait ;
sur les conflits globaux le syndicalisme a perdu toutes les batailles
depuis 1995. Le recul du gouvernement De Villepin sur le CPE en 2006
a été obtenu grâce une lutte conjointe jeunesse
étudiante/syndicats. De quoi faire preuve de modestie et surtout
comprendre que, malgré sa place incontournable de par sa capacité à
mobiliser, le syndicalisme ne peut plus gagner seul. De là doit
découler à notre sens une attitude ouverte envers les initiatives
para syndicales, les différents collectifs, coordinations etc. dès
lors qu’elles ont une potentialité de se placer sur un terrain de
classe. La dépolitisation, l’atténuation de la conscience de
classe et la méfiance envers ceux et celles qui ont fait le choix de
s’organiser ne facilitent pas cet « état d’esprit »,
le début du mouvement des Gilets Jaunes l’a aussi montré. Mais
ces liens doivent être faits, les expériences militantes doivent
être mises au service de ce travail ardu. D’ailleurs, des
syndicalistes ont largement contribué à tisser ces liens en 2016 ou
avec les Gilets Jaunes, parfois avec le soutien de leurs structures,
trop souvent de façon isolée… Le syndicalisme, dès lors qu’il
en a l’objectif, a une place privilégiée pour lier solidairement
celles et ceux qui luttent et a certainement tout à gagner à le
faire.
Retrouver
la gnaque
Le
mouvement des Gilets Jaunes a marqué par ses modes d’action. Les
blocages de ronds-points et routes des premières semaines ont
réellement entravé les flux économiques dans certaines zones
géographiques. En libérant des péages les autoroutes, en menant
des manifestations visibles qui perturbent la tenue des affaires en
ville, les Gilets Jaunes ont assumé le rapport de force face au
pouvoir avec beaucoup de détermination. Ils ont montré que, même à
relativement peu nombreuses et nombreux, on peut gêner le pouvoir.
Rapport de force assumé et détermination sont précisément les
éléments avec lesquels le syndicalisme, trop souvent englué dans
des liens ambigus avec les institutions, doit renouer. L’époque
est finie où le pouvoir lâchait du lest si il jugeait un mouvement
social potentiellement menaçant pour lui. Le syndicalisme doit
urgemment renouer, en plus de mouvements d’opinion mettant beaucoup
de gens dans la rue, à la construction de mouvements de
confrontation avec le pouvoir en employant les méthodes historiques
du mouvement ouvrier (grèves dures, blocages, sabotages, boycott
etc.) qui ont permis d’arracher les principales conquêtes
sociales. Plus facile à dire qu’à faire, c’est vrai. Cela
oblige à considérer avec gravité le déclenchement d’une grève,
à la préparer bien en amont, en construisant avec les salarié-e-s
des revendications qu’ils/elles défendront avec détermination. A
renouer avec les caisses de grève et les solidarités
interprofessionnelles. Les grèves rituelles et que l’on sait
perdantes, les manifestations qui passent inaperçues, découragent
même parmi les militant-e-s les plus convaincu-e-s. Or, des choses
simples peuvent être faites sans forcément être sur le modèle
émeutier. Par exemple, qu’est-ce qui empêche, si ce n’est la
volonté politique, de scinder en 3 une manifestation syndicale de 3
000 personnes pour bloquer des lieux stratégiques d’une ville ?
Pour avoir une plus grande portée, ces réflexes à reprendre
doivent venir d’abord des militant-e-s syndicalistes. Il
est souvent opposé la passivité supposée des participant-e-s aux
actions. Encore une fois le mouvement des GJ a apporté un démenti
au moins partiel à cela, comme le soutien par beaucoup des cortèges
de tête. Et cette détermination à se battre pour gagner semble
s’étendre ces derniers temps et peut se décliner sur différents
champs de l’action syndicale. Qui aurait pu penser que les
enseignant-e-s du secondaire, qui nous ont habitué à une certaine
docilité, boycotteraient à si grande échelle les surveillances du
baccalauréat, le 17 juin 2019 et que la profession soutiendrait les
« désobéissant-e-s » ?
Pour
qu’il reste attrayant, nous pensons que le syndicalisme doit
reprendre cette culture de la combativité. Il faut ancrer nos
pratiques d’abord dans le rapport de force avant de courir derrière
un dialogue social avec lequel le capitalisme n’a plus que
marginalement besoin de s’embarrasser.
Avoir
une structuration en phase
Durant
cette année 2019 des Gilets Jaunes organisés en AG ont fait vivre
la solidarité de classe en apportant leur soutien à diverses luttes
à La Poste, dans les hôpitaux, dans l’éducation Nationale
notamment. Paradoxalement, ils et elles étaient souvent en plus
grand nombre que les syndicalistes des autres secteurs. Les syndicats
confédérés sont pourtant structurés autour de cette
préoccupation, mais elle reste trop souvent superficielle et
l’apanage de quelques permanent-e-s. Il est nécessaire de
revitaliser ce lien interprofessionnel en faisant passer les
informations sur les luttes des autres secteurs et en appliquant une
solidarité directe (présence sur les piquets, informations à
relayer et popularisation des luttes, soutien logistique et
financier, contacts presse etc.)
De
la même manière, nous devons nous attacher à redynamiser les
structures locales (Unions Locales, Unions Départementales) ou a en
inventer de nouvelles ; à l’image des ronds-points des GJ,
elles peuvent être pensées dans des dimensions conviviales à même
de raviver l’appartenance et la solidarité de classe des
exploité-e-s d’une même zone géographique.
Il
y a également un énorme enjeu à favoriser, la création des
syndicats de
secteur et non plus d’entreprise afin de répondre aux
mutations du salariat. Les petites entreprises sont majoritaires, la
mobilité des salarié-e-s, précaires ou non, très importante. Dans
ces conditions, il est compliqué de faire vivre un syndicat
d’entreprise avec peu de salarié-e-s soumis aux départs répétés
de ses membres. Un syndicat de secteur permet de garder une
continuité, de faire nombre, de collectiviser les expériences et
favorise l’entraide.
Le
syndicalisme doit faire sa révolution au niveau des champs de
syndicalisation. Il doit être structurellement en capacité de
syndiquer les précaires comme les travailleurs et travailleuses
indépendant-e-s. Les précaires, si ils et elles se destinent à
rester dans le même domaine professionnel doivent pouvoir rester
dans le même syndicat, indépendamment de leurs périodes
sans-emploi (la question des syndicats de secteur est là aussi
opérante). Pour celles et ceux qui jonglent entre différents
secteurs d’activité, des syndicats de sans-emploi et précaires
doivent être favorisés et bénéficier d’une vraie solidarité
interprofessionnelle. Cette préoccupation doit être centrale chez
les syndicalistes, elle est favorisée quand les précaires se
syndiquent et militent, incarnant ainsi concrètement leur statut au
sein des syndicats. Rappelons-nous qu’à travers les bourses du
travail notamment, le syndicalisme s’est construit sur le précariat !
Enfin,
nous pointons sans l’aborder ici la question de l’unité du
syndicalisme de lutte qui, dans un contexte de poussée des syndicats
cogestionnaires, semble incontournable.
Vouloir
changer de société
Beaucoup
de monde s’est rallié au mouvement des GJ sur des questions
politiques : inégalité de la répartition des richesses, rejet
de la classe politique, recherche de forme d’organisation réellement
démocratique, questions environnementales etc.
Le
poids conjugués des corporatistes d’une part, des partis de gauche
et d’extrême gauche d’autre part, ont cantonné le syndicalisme aux
revendications immédiates. Les questions globales ont été
déléguées aux politiciens. L’incurie de ceux-ci rend ce schéma
inopérant en même temps qu’il décrédibilise ceux qui les portent,
donc les syndicats. Le syndicalisme doit pour être attractif et
crédible se réapproprier la question politique et ne plus la
sous-traiter aux politiciens et à l’état. Pour nous le syndicalisme
doit être conçu comme un outil alliant améliorations du quotidien
des travailleuses et travailleurs (revendications immédiates) et
objectifs de transformation révolutionnaire de la société par et
pour les exploité-e-s. Sans en faire une préoccupation exclusive et
envahissante, nous pensons important de ré-imprégner nos syndicats
de cette dimension révolutionnaire.
Revenir
aux sources, rebâtir !
Ouverture
et solidarité avec les formes de lutte auto-organisées que se
donnent les exploité-e-s, défiance envers les institutions et
rapport de force assumé contre celles-ci, importance des solidarités
interprofessionnelles, structuration adaptée aux nouvelles formes de
l’organisation du travail, volonté affirmée de rompre avec le
capitalisme et l’état pour auto-gérer la société, autant
d’éléments que nous pensons nécessaire de développer au sein des
structures syndicales. Toutes ces idées ne sont pas nouvelles, elles
sont constitutives du syndicalisme des origines, du syndicalisme
quand il avait sa dimension révolutionnaire. L’époque nécessite
selon nous ce retour aux sources et peut rencontrer un écho réel,
le mouvement des GJ peut être compris comme symptomatique de ces
aspirations plus ou moins diffuses. Contre nous, d’abord la
répression patronale et étatique de plus en plus féroce et la
résignation du plus grand nombre ; mais aussi les
fonctionnements verticaux, autoritaires et bureaucratiques au sein de
nos structures syndicales, les pièges de l’intégration et de la
cogestion et ceux qui veulent faire du syndicat la courroie de
transmission de leurs partis.
La
tâche est donc ample, les adversités nombreuses. Mais c’est le
boulot à fournir si on souhaite ne pas faire table rase des
sacrifices de nos ancien-ne-s et de leurs conquêtes sociales, si on
souhaite donner un avenir au syndicalisme de lutte et surtout si on
veut une société émancipatrice.