Dans une entreprise, quand les travailleuses et travailleurs s’organisent collectivement pour se défendre et agir, ils et elles sont plus fort-e-s face aux patrons que lorsqu’ils et elles sont isolé-e-s, individuellement. La force collective est supérieure à l’addition de toutes les forces individuelles, parce qu’elle rend possible une action concertée.
L’organisation syndicale est la forme la plus courante d’organisation collective qu’adoptent les travailleuses et les travailleurs lorsqu’ils et elles souhaitent rompre leur isolement et constituer une force collective face au patronat. C’est en tout cas le type d’organisation collective vers lequel la plupart d’entre eux et elles se tournent lorsqu’ils et elles souhaitent résister au patronat, même s’ils et elles se tournent parfois vers d’autres formes de regroupement collectif, la plupart du temps exclusivement en période de « pics » des mouvements sociaux. Ces autres formes complètent ou suppléent aux éventuelles défaillances des organisations ou sections syndicales en termes de combativité ou de fonctionnement démocratique.
La hiérarchie syndicale contre la force collective syndicale
Comme dans toute association, cette force collective bénéficie aux individus associés, dans la mesure où elle n’est pas appropriée par une minorité au détriment delà collectivité.
C’est le cas quand il existe une distinction dirigeant/dirigé-e-s, représentant/représenté-e-s, qui aboutit à ce que les dirigeant-e-s utilisent la force collective de l’organisation comme faire-valoir de leurs intérêts, ou à des fins toutes autres (politiciennes, bureaucratiques) que celles qui ont au départ motivé le regroupement des individus qui composent l’organisation (dans le cas des syndicats, se défendre face aux patrons…).
À partir de ce constat, nous constatons que la section syndicale, les syndicats, amènent une force collective aux travailleuses et aux travailleurs. Ils/elles font exister de manière ouverte un contre discours face à la rhétorique patronale. Cela dans la mesure où la structure syndicale n’est pas complètement intégrée par la cogestion (en fonction du degré d’influence des idéologies capitalistes et étatiques dans le syndicat). La section syndicale reste le plus souvent le premier outil organisationnel de résistance collective des travailleuses et travailleurs sur leur lieu de travail. C’est vers elle que se tournent la majorité des travailleuses et des travailleurs combattifs/ves. On peut ainsi observer que les luttes collectives sont très rares dans les déserts syndicaux, et ce constat, malgré toutes les insuffisances des organisations syndicales actuelles, contredit le discours antisyndicaliste qui jette le bébé syndical avec l’eau du bain bureaucratique.
Mais nous constatons également que la hiérarchie syndicale approprie une partie de cette force collective issue de l’action syndicale (fondée sur le rapport de force, sur l’action directe des travailleurs et travailleuses et des bureaucratisations de ces organisations), qui, plutôt que de bénéficier aux travailleuses et travailleurs organisé-e-s syndicalement, bénéficie à une minorité (permanents syndicaux, dirigeants syndicaux, militant-e-s politiques instrumentalisant les syndicats comme marche pieds pour leurs appétits de pouvoir).
Dans les organisations où la hiérarchie/bureaucratie syndicale n’existe pas de manière formelle, elle peut se développer de manière informelle en s’appuyant sur des logiques affinitaires, sur la pratique de coups de force ou sur la tendance à la délégation, l’absence de contrôle effectif des mandats, la prise de décision hors cadres collectifs et hors mandats, la politique du fait accompli au mépris de la démocratie syndicale, l’utilisation des moyens collectifs de l’organisation à des fins personnelles.
La hiérarchie/bureaucratie syndicale a besoin de nous, nous n’avons pas besoin d’elle
Ce que nous constatons cependant, c’est que dans la plupart des cas, ce n’est pas l’ensemble de la force collective qui est appropriée par cette minorité dirigeante, mais seulement une partie.
Pourquoi ? Parce que réside ici une contradiction d’intérêts : pour pouvoir bénéficier de la force collective du syndicat, les bureaucrates et dirigeants syndicaux doivent s’appuyer sur la force collective syndicale, c’est à dire qu’ils et elles ont besoin que les travailleuses et travailleurs s’organisent syndicalement pour assurer leur position. L’inverse n’est pas vrai (les travailleuses et travailleurs syndiqué-e-s n’ont pas besoin de dirigeants pour faire vivre l’action collective syndicale ou le syndicat).
Or si les bureaucrates et dirigeants syndicaux absorbent toute la force collective à leur bénéfice, le syndicat ne présente plus aucun intérêt aux travailleurs et aux travailleuses syndiqué-e-s, et, dès lors, cela se traduit par une dé-syndicalisation, et donc cela remet en cause la position de la bureaucratie intermédiaire.
La double nature des organisations syndicales actuelles : outils de lutte, instrumentalisés comme faire valoir d’intérêts bureaucratiques et/ou politiciens
Cette contradiction matérielle est à la source de la double nature de la plupart des organisations syndicales actuelles et peut apparaître et se développer au sein de celles se revendiquant alternatives et révolutionnaires. Si elles ne remplissaient pas au minimum cette fonction, elles auraient depuis longtemps disparu, puisqu’à mesure que s’affaiblit la force syndicale, il devient de plus en plus difficile pour les travailleuses et travailleurs de s’organiser syndicalement sans être soumis-es à la répression patronale.
Or c’est vers les organisations syndicales que se tournent toujours la plupart des travailleuses et travailleurs qui souhaitent lutter collectivement dans l’entreprise, face au patronat, aux petits chefs, etc., parce qu’ils et elles reconnaissent en elles un outil collectif, ajoutant à leur action individuelle la force collective.
A partir de ce constat, il nous semble important de défendre l’organisation syndicale comme outil de lutte, ce qui ne revient ni à défendre les bureaucraties syndicales existantes, ni à considérer satisfaisante la situation des syndicats aujourd’hui. Cela ne veut pas dire que nous considérons la forme d’organisation syndicale comme la seule possible dans la lutte des classes, mais que nous y reconnaissons l’un des outils dans l’affrontement de classe qui permet aux travailleuses et aux travailleurs de rompre l’isolement, de démarrer et d’enclencher des luttes.
Syndicalisme d’accompagnement et syndicalisme de lutte
Le mouvement syndical est marqué par des orientations et des stratégies contradictoires, qui peuvent coexister au sein d’une même organisation syndicale : syndicalisme de lutte, intégrant la construction d’un rapport de force comme base de l’action syndicale, d’une part, et syndicalisme d’accompagnement, basé essentiellement sur la défense individuelle ou la politique du « donnant donnant » en matière collective, ce qui revient à entériner systématiquement le recul social puisqu’une telle approche considère l’exploitation capitaliste comme un horizon indépassable.
Ces orientations ne sont pas uniquement le fait de l’action de bureaucraties mais correspondent à des choix idéologiques « conscients » de la part d’une partie des salarié-e-s, sous l’effet du matraquage de l’idéologie dominante. Le poids relatif de ces 2orientations dans une organisation syndicale, ou plus largement chez les travailleuses et les travailleurs détermine également en partie les possibilités d’émergence de luttes sociales, et la mesure dans laquelle le syndicat conserve son caractère d’outil collectif de lutte.
Dans ce débat, nous défendons bien évidemment une conception de l’action syndicale fondée sur le rapport de force, sur l’action directe des travailleuses et des travailleurs, sur le plan théorique. Ce qui impose d’approcher de manière pratique la question de la construction d’un rapport de force collectif, réel, car nous constatons également que parfois le discours est en décalage avec la pratique. Le radicalisme verbal peut en effet s’associer à une pratique syndicale qui dans les faits revient à accompagner le recul social (faute de construction d’un rapport de force réel sur le terrain de l’entreprise), dans une logique du « tout ou rien » qui revient à organiser l’impuissance en matière d’action collective.
L’instrumentalisation politicienne et bureaucratique, à la source de la division syndicale
C’est l’instrumentalisation politicienne qui historiquement a été à la source de la division syndicale. Au cœur de l’ensemble des scissions syndicales se retrouve soit des enjeux démocratiques soit des enjeux politiciens (volonté d’une fraction politicienne d’instrumentaliser le syndicat comme marche pied pour la prise de pouvoir) :
Les fractions politiciennes (réformistes, staliniennes, trotskystes…), parce qu’elles s’assoient sur la démocratie syndicale pour asseoir leur politique de parti ou leur subordination du syndicat au politique,
Les fractions bureaucratiques, parce qu’elles s’assoient sur la démocratie syndicale pour défendre les intérêts d’un groupe d’individus qui voient dans le syndicat un outil de promotion sociale.
Dans un contexte de morcellement du mouvement syndical, on peut néanmoins constater que selon les entreprises et les secteurs, les travailleuses et travailleurs combattifs/tives font des choix différents d’affiliation syndicale, selon la combativité de la section syndicale et du degré de démocratie syndicale en son sein.
Pour nous, il n’y a donc pas de raison de privilégier telle ou telle confédération syndicale en matière d’adhésion, dans l’absolu, l’adhésion à telle ou telle organisation syndicale étant dépendante du contexte de l’entreprise, l’objectif étant avant tout celui du développement de la résistance et la lutte face aux patrons. Dans telle entreprise, l’adhésion a telle organisation syndicale sera logique puisque la section d’entreprise est combative et démocratique, alors que dans telle autre entreprise la section syndicale qui remplit ces critères sera affiliée à une autre Organisation syndicale (OS). Dans une entreprise où il n’existe pas d’OS, le choix se posera entre une affiliation directe à une confédération plus proche de l’orientation syndicaliste libertaire au niveau confédéral ou fédéral, et l’affiliation à la structure qui rassemblerait le plus de collègues face au patron.
Il ne saurait y avoir de consigne d’adhésion à telle ou telle organisation syndicale, qui relèverait d’une politique décontextualisée, déconnectée du réel et de l’enjeu principal, qui est celui du développement du rapport de force dans l’entreprise, face au patron, sans laquelle toute perspective de lutte, qu’elle soit considérée à l’échelle locale ou à l’échelle interprofessionnelle, resterait incantatoire. En ce sens, les militant-e-s de la CGA qui s’impliquent syndicalement dans l’entreprise sont confronté-e-s aux mêmes choix que leurs collègues, et se déterminent individuellement quant à leur adhésion à telle ou telle organisation syndicale, en fonction des réalités locales.
Ce qui nous relie par contre au delà des choix en matière d’appartenance syndicale, c’est une éthique commune en matière de syndicalisme, et une conception commune de l’action syndicale. En effet, nous défendons l’outil syndical dans l’entreprise comme outil de lutte, mais nous refusons que cet outil soit instrumentalisé par une hiérarchie ou une bureaucratie syndicale ou politicienne, et nous combattons contre cette instrumentalisation, au côté de nos collègues syndiqué-e-s.
Comment lutter contre la bureaucratie/hiérarchie syndicale, et s’assurer que la force collective syndicale bénéficie aux travailleuses et travailleurs ?
L’adhésion à tel ou tel syndicat est donc une question de contexte, dans une période marquée par la division syndicale. Mais quelles que soient les organisations syndicales, l’enjeu pour les syndiqué-e-s revient à ce que le syndicat soit un catalyseur du rapport de force au bénéfice collectif des syndiqué-e-s, et plus largement des travailleuses et des travailleurs.
En ce sens nous nous opposons à la logique de fraction, qui consisterait, pour une organisation politique, fût-elle « anarchiste » ou « libertaire », à se fixer pour objectif l’accaparement des « responsabilités syndicales » afin de faire du syndicat l’instrument de l’organisation politique.
Au contraire, c’est en contribuant au développement d’une culture de démocratie syndicale à la base, une culture fondée sur une approche interprofessionnelle, avançant la nécessité de prise de décisions collectives, de mandatement, de rotation, de contrôle et de révocabilité des mandats, que nous pensons possible, quelle que soit l’organisation syndicale dans laquelle nous sommes présent-e-s, de combattre les logiques bureaucratiques.
Quelles perspectives/alternatives ?
Il est ainsi possible pour nous d’esquisser les éléments d’une éthique syndicale libertaire, qui, quelle que soit l’organisation syndicale à laquelle nous appartenons, permet de faire face aux tendances bureaucratiques.
Il appartient d’abord aux militant-e-s libertaires de défendre, dans les organisations syndicales, avec les autres syndiqué-e-s, la démocratie et le fédéralisme syndical.
Pour cela, il faut défendre la décision collective, le contrôle et la révocabilité des mandats. S’opposer ainsi aux pratiques de cooptation bureaucratiques, à l’instauration ou au maintien d’une hiérarchie syndicale.
Il appartient ensuite aux militant-e-s libertaires de développer les liens interprofessionnels, ce qui signifie combattre l’esprit de boutique syndical, pour mettre en avant la nécessité de l’unité d’action, sur une base de lutte, entre syndiqué-e-s et sections syndicales de base.
Il s’agit également de lutter contre les tentatives d’instrumentalisation de l’outil syndical à des fins politiciennes et électoralistes. C’est à dire de refuser les discours et pratiques prétendant délimiter le champ d’action du syndicalisme au nom d’un partage des tâches entre syndicat et politique, confiant aux politiciens la tâche de relayer les aspirations des salarié-e-s. Cela revient à affirmer que la lutte ne se situe pas sur le terrain de « l’opinion publique », mais dans la rue.
Il s’agit enfin pour nous de favoriser l’implication des syndiqué-e-s dans la vie syndicale. Cela passe non seulement par la défense d’une politique de formation syndicale active, mais aussi par le refus de la spécialisation de l’activité syndicale. En ce sens, il convient de défendre la limitation des décharges, et, si elles existent, leur fractionnement et leur rotation. En tout état de cause, lorsqu’un syndicaliste passe plus de temps au syndicat qu’au près de ses collègues, il perd le lien avec la réalité du travail. D’une part, celles et ceux-ci ont tendance à lui déléguer l’impulsion de l’action syndicale, mais d’autre part faute de partager les conditions de travail des collègues, il n’est plus à même de saisir les conditions de travail réelles pour développer une action revendicative.
Il s’agit également pour nous de combattre les illusions par rapport aux bureaucraties. Cela signifie que nous n’avons rien à attendre d’elles et devons créer les conditions pour organiser la lutte par nous même, sans attendre de « directions ».
Coordination des Groupes Anarchistes,
Motion adoptée le 24 septembre 2011