Dans les gares, les sous-sols ou les dépôts, le niveau exceptionnel de mobilisation et d’implication des salarié·es balaie les habitudes. Même celles des syndicats les plus mous ! Piquets de grève, caisses de soutien, flicaille et festivités… un tour d’horizon de cette grève historique, depuis le dépôt bus de Pleyel, à Saint-Denis.
Quelle ambiance extraordinaire ! À des années-lumière du train-train quotidien. Mais également loin au-dessus des précédentes grèves à la RATP. C’est le mouvement le plus puissant dont on se souvienne depuis que la mémoire de Décembre 95 s’est estompée. Il faudrait peut-être remonter à la grande grève des chauffeurs de bus durant la canicule de l’été 1976 pour retrouver cela.
Le mouvement tient bon, en se maintenant au-dessus des 60% de grévistes en moyenne sur l’ensemble de la RATP, avec des pointes à 85% sur les temps forts du 5, du 10 et du 17 décembre. Sans surprise, au sein de la régie (43.000 travailleuses et travailleurs), le secteur le plus mobilisé est celui des conducteurs de métro et de RER, qui sont un peu « l’aristocratie ouvrière » – jusqu’à 100 % de grévistes sur certaines lignes ! La maintenance, où l’esprit d’équipe est fort, marche bien aussi. Puis viennent les chauffeuses et chauffeurs de bus, moins bien considéré·es. Les moins présent·es sont les guichetières et guichetiers : atomisé·es dans des centaines de gares sur l’Île-de-France, davantage pressuré·es par les petits chefs, ils et elles sont moins touché·es par le syndicalisme, même si on en voit aux AG, quand elles se tiennent dans la gare où ils bossent. On a également un taux de grévistes pas inintéressant chez les cadres, au siège de la régie, à Bercy. Il est nul, en revanche, chez les agents de maîtrise, généralement de petits chefs issus de la base, possédés par le démon de l’ascension individuelle et indécrottables briseurs de grève.
Dépôt bus Pleyel : uni·es dans la lutte cc Solidaires-RATP
Du bon usage de la grève perlée
Le chiffre de 60% de grévistes en moyenne ne rend d’ailleurs qu’imparfaitement compte de la réalité. En effet, nombreuses sont celles et ceux qui pratiquent la grève perlée. Tout en participant au mouvement, ils et elles travaillent une journée par-ci par-là, pour économiser leurs moyens. Par exemple, comme une journée de repos entre deux journées de grève est considéré comme « gréviste », donc non payée, travailler la veille de la journée de repos permet de conserver deux jours de salaire sans trop nuire au mouvement.
On est, en tout cas, sur des chiffres supérieurs à ceux de la forte grève d’octobre 2007 ; et évidemment supérieurs à ceux de la lutte contre les lois Travail (10-15% en moyenne)…
Mais ce n’est pas qu’une question de chiffres, c’est aussi une question d’implication des travailleuses et des travailleurs dans leur lutte, d’une redécouverte de l’auto-organisation, des plus vivifiantes.
Le piquet de grève, rendez-vous convivial cc Solidaires-RATP
Blocage des dépôts de bus
Un exemple sur le dépôt de bus de Pleyel, à Saint-Denis (93), qui compte à lui seul 900 salarié·es : en 2016-2017, les syndicalistes combatifs devaient ramer pour convaincre les collègues de cesser le travail, ramer pour amener une maigre assistance en AG, ramer pour organiser de frêles piquets de grève à l’entrée du dépôt… Une réalité souvent pesante, bien loin des fantasmes de certains groupes gauchistes sur « les syndicats qui freinent la lutte ».
En 2019, rien à voir. On oublie les rames : c’est la vague qui nous porte. Les AG sont bien fournies, dynamiques, les militantes et militants n’ont pas besoin d’intervenir plus que ça, les choses avancent toutes seules. On tient de vrais piquets de grève, pas juste pour informer le personnel, mais pour bloquer les bus conduits par des non-grévistes. La plupart, évidemment ne sont pas mécontents qu’on les empêche de travailler ! Les rares vrais jaunes et autres têtes de cons qui s’énervent et veulent absolument bosser, on finit par les laisser passer : qu’ils y aillent, seuls au volant sur une ligne sursaturée, avec des usagers horripilés… bonne journée !
La caisse de grève ne peut suffire
Au 12e jour de grève, les flics – jusque-là assez passifs – ont attaqué le piquet et ont arrêté 2 camarades, débloquant le dépôt pour la journée. Le piquet est néanmoins réapparu dès le lendemain. On y reçoit pas mal de visites : enseignant·es, infirmier·es, étudiant·es en lutte… Ce qui fait qu’on se retrouve à des dizaines, on se sent forts. Cela a même beaucoup aidé à la dimension conviviale de la lutte, avec l’organisation d’une fête de soutien, puis un accueil triomphal des grévistes par les supporters du Red Star, lors d’un match de foot le 13 décembre.
Le 17, les flics débloquent provisoirement. cc Solidaires-RATP
Avec les supporters du Red Star, le 13 décembre.
À Pleyel, on a également créé une caisse de grève, mais elle a surtout été un outil d’agitation : jamais elle ne suffira à couvrir les salaires perdus. En huit jours, elle a récolté 1.200 euros : c’est pas mal, mais loin des 280.000 euros de retenue sur salaire sur la même période ! On a également songé à en lancer une sur le web, mais il faut y réfléchir à deux fois : qui la contrôlera ? Quelles seront les règles de répartition des fonds ? Ça sera des discussions serrées si on veut afficher une gestion impeccable.
Sans mythifier l’auto-organisation
Pour revenir sur un sujet qui intéresse particulièrement les communistes libertaires : l’auto-organisation de la lutte. Il ne faut pas la mythifier. Dans un contexte où les luttes sont rares, où les anciennes et anciens de Décembre 95 ne sont plus là, où les syndicats autogestionnaires comme Solidaires-RATP sont faibles, on est un peu condamné à réinventer le fil à couper le beurre à chaque grande grève.
Cela donne des AG un peu bordéliques, pas clairement délimitées, où le contrôle démocratique est aléatoire ; on ne sait pas trop qui représente quoi ; les temps et les tours de parole sont un peu à l’arrache… Une fois, les grévistes de la ligne 13 nous ont rendu visite. Du coup, ils ont participé à notre vote pour la reconduction de la grève – et ont voté la leur en même temps. C’était un peu limite, et dans d’autres circonstances, ça serait mal passé. Mais là, dans l’euphorie du moment, personne n’a protesté. L’avantage c’est le décloisonnement : bus, métro, tout le monde se croise.
cc Solidaires-RATP
À la RATP, les AG se tiennent là où c’est le plus pratique : les agentes et agents du métro se réunissent dans les gares, les chauffeuses et chauffeurs de bus dans les dépôts, les mécaniciens et la maintenance dans les ateliers, etc. À Pleyel, on peut se retrouver à 80 en AG, ce qui paraît peu sur un dépôt de 900, mais en fait c’est considérable, car avec les bouchons c’est dur de venir ! Pour être en AG, certains se lèvent à 1 heure du matin !
Radicalisation de l’Unsa
Sur le plan syndical, pour finir. Il faut avoir à l’esprit que tous les repères habituels sont bouleversés depuis que l’Unsa a battu la CGT aux dernières élections [1]. La CFDT étant quasi absente à la RATP, l’Unsa y incarne le syndicalisme corporatiste, étroit, qui ne voit pas plus loin que le « dialogue social ». Or, le sentiment de s’être fait balader par le gouvernement les a rendu fous de rage ! Dans ces conditions, ils ont été au taquet lors de la forte grève du 13 septembre, puis ont surpris tout le monde en appelant à la grève reconductible le 5 décembre. Un truc inédit ! Avec une radicalisation verbale passablement inattendue. Est-ce que ça durera ?
En tout cas la CGT a pesté de se faire voler la vedette, mais n’a pu faire autrement que de rallier la date du 5 décembre. Évidemment, FO, SUD-RATP [2] et Solidaires-RATP ont fait même… mais aussi la CGC, et sans traîner les pieds ! Le groupe affinitaire – parfois caricaturé, à tort, comme « communautaire » – nommé Rassemblement syndical (RS), s’est également engagé. Dès lors, ça devenait prometteur. Second point positif : quand la lutte a démarré, l’ensemble des syndicats, mêmes les plus corpo (Unsa, SUD, FO, CGC) ont réclamé le retrait global du projet de réforme des retraites – et pas uniquement la défense du régime spécial de la RATP. Et ont refusé de suspendre la lutte pendant les fêtes de fin d’année !
Bref, on ne sait pas encore si on va gagner, mais d’ores et déjà, on peut espérer que cette grève historique aura relevé le niveau de conscience et de combativité des salarié·es au sein de la régie. Il y aura un avant et un après.
Alexis (UCL Saint-Denis),
avec Guillaume (UCL Montreuil),
le 19 décembre 2019
Le matin du 17 décembre. cc Solidaires-RATP
[1] « RATP : Le vote des cadres favorisé, les réformistes l’emportent », Alternative libertaire, janvier 2019.
[2] Après une dérive corporatiste, SUD-RATP a quitté l’Union syndicale Solidaires. C’est désormais Solidaires-RATP qui représente le courant syndical autogestionnaire à la régie.