Le cercueil dehors, la télé dedans, le pétage de plomb pour tous
Bien loin des classes sociales les plus aisées, les plus connectées,
les plus à l’aise dans des appartements ou des maisons spacieuses, la
situation des personnes que j’accompagne, dans le cadre de mon travail
d’éducatrice relève de la triple peine :
l’enfermement spatial dans
des logements souvent minuscules, dans des foyers où depuis le 16 mars,
toute sortie et toute visite sont interdites,
l’enfermement
social, renforcé par le confinement mais que beaucoup de personnes
connaissent déjà dans leur vie de stigmatisées ; le travail
d’accompagnement consistant justement à tenter de sortir ces personnes
de la relégation à laquelle elles se sont habituées et dans laquelle
elles ont trouvé parfois un refuge,
l’enfermement dans la culture
des mass medias par un confinement devant la télévision ; celle-ci étant
souvent le seul remède contre la solitude, le bruit de fond qui
accompagne dans le silence de l’ennui.
De ces « usagers » dont on parle peu et de ces professionnels « usés » par le démantèlement du secteur, qu’en est-il aujourd’hui ? Au niveau de l’accompagnement des personnes en situation de handicap, (adultes et enfants,) certaines structures (IME, IMPRO,1 etc.) ont fermé et demandé aux familles de récupérer leurs enfants. Les adultes travaillant en ESAT2, accueillis en ATO3, en hôpital de jour, dans les GEM4, sont désormais chez eux. Pour l’instant, c’est le plus souvent un suivi téléphonique qui est proposé. Au fil des semaines, il sera sans doute bien insuffisant, tant la situation est préoccupante et les mesures liberticides mises en place (présence policière, militaire, contrôles, verbalisations, arrestations, couvre-feux) sont anxiogènes. Une partie des adultes contactés par téléphone nous disent « rester dedans », « faire du ménage », « regarder la télé », « tourner en rond », « dormir ». Pour certains habitués à travailler en ESAT, ou à venir tous les jours au GEM, la solitude du domicile est souvent décrite comme quelque chose d’insupportable, pouvant conduire à demander une ré-hospitalisation. Que va-t-il se passer pour ces personnes pour qui les consultations à l’hôpital, auprès de médecins, de psychologues, se sont arrêtées depuis le 16 mars, ou sont très fortement réduites ?
D’autres structures étant les
lieux de vie des personnes, adultes et enfants sont en quarantaine
collective. D’autres destinées à accueillir uniquement des personnes
atteintes du covid-19 vont ouvrir très prochainement.
Voici le
témoignage d’une jeune en formation d’éducatrice spécialisée par voie
d’apprentissage, en poste dans un foyer logement pour adultes :
«
Notre emploi du temps a été aménagé de sorte à ce qu’il n’y ait pas plus
de 2 éducs en poste et nous nous relayons afin qu’il y ait une présence
jusqu’à 22h, y compris le samedi et le dimanche.
Les symptômes des
pathologies se sont multipliés par 2 avec ce qui se passe et il est
difficile de les confiner. Beaucoup décompensent, délirent et font
monter le groupe… impossible d’hospitaliser les résidents qui peuvent
se mettre en danger ou mettre en danger les autres tant qu’il n’y a pas
un passage à l’acte… je vous laisse imaginer… en étant 2 pour 31
résidents angoissés qui ne cessent de nous solliciter et que nous
empêchons par tous les moyens de sortir… »
« Depuis le confinement
je n’ai plus le temps de bosser mes écrits, ce qui me panique
énormément. J’ai demandé un aménagement de mon temps de travail, mais la
direction l’a refusé à mon chef de service, car c’était hors cadre ».
« Nous sommes plus que surexposés au virus car nous sommes en rupture
de stock de masques, et en collectif il est compliqué de nous protéger.
Nous gardons nos masques quelques jours mais bon… »
Comme dans la plupart des secteurs professionnels, les conditions de sécurité ne sont encore pas garanties. Les directions utilisent au maximum les jeunes recrues en formation, donc prêtes à s’investir, souvent sans connaissance du droit du travail, et n’ayant pas d’enfants à garder. La première semaine du confinement étant passée, elles demandent au personnel jusqu’ici en arrêt pour garder leurs enfants, de trouver une solution via l’école pour pouvoir venir en renfort.
« Soyez convaincus que nous mettrons tous les moyens nécessaires pour que ces unités fonctionnent dans des conditions sanitaires et médico-sociales optimales et nous saurons valoriser l’engagement personnel de chacun. […] Nous sommes dans une situation exceptionnelle. Nous devons y répondre par des mesures exceptionnelles. Nous devons, tous, être exceptionnels. » Extrait d’une note à l’attention des salariés
Des enfants livrés à eux-mêmes ou les failles d’un système mises au grand jour
Pour les structures accueillant des enfants placés, la situation est explosive depuis plusieurs années. Le secteur est en souffrance professionnelle, pour les mêmes raisons qu’ailleurs : une gestion managériale ultra-libérale depuis une quinzaine d’années demandant aux salariés de faire mieux avec moins. La multiplication des statuts précaires, du bénévolat, la casse des solidarités d’équipe, d’un côté et la multiplication des cadres intermédiaires et des procédures de contrôle de l’autre ont créé un climat délétère dans la plupart des structures.
En raison du personnel absent, le Conseil Général a
réquisitionné des professionnels du secteur pour aller bosser dans les
foyers où il manque du personnel. Sans l’école et les services
d’accompagnement qui jalonnent d’ordinaire la vie de ces jeunes, les
équipes doivent assurer un accompagnement non stop, 7 jours sur 7, 24h
sur 24. Il est évident que le nombre de passages à l’acte, (comme les
fugues, déjà très fréquentes en MECS et en Foyer) va augmenter puisque
les étayages médicaux, familiaux (visites dans les familles suspendues),
les espaces de socialisation comme l’école, les clubs de loisirs, ou
tout simplement la rue, vont faire défaut et cela va créer plus de
tensions.
Pour répondre aux besoins urgents de personnel, le
secrétaire d’État a assuré sur France inter le 21 mars qu’une nouvelle
organisation était en réflexion : « Nous travaillons avec Jean-Michel
Blanquer notamment pour mobiliser d’autres éducateurs aujourd’hui en
arrêt de travail forcé comme les professeurs d’EPS. Ils pourraient venir
renforcer l’encadrement dans des foyers et proposer des activités
sportives et culturelles. »
Voici le témoignage d’une jeune en apprentissage dans un lieu de vie :
« Au sein de ma structure, tous les jeunes sont en confinement, nous
avons entre guillemets la chance d’avoir une maison avec un extérieur,
où les enfants peuvent décompresser. Cependant au niveau des règles
d’hygiène on n’a pas de directive concrète. Nous désinfectons
régulièrement les poignées de porte, le sol, sanitaires…
Pour les
jeunes qui sont en fugue nous avons eu la directive de ne pas les
accueillir suite à leur retour pour ne pas mettre le reste du groupe en
danger. De plus nous ne disposons pas d’espace pour les mettre en
quarantaine, à l’écart du groupe. Ce qui reste bien sûr questionnant
pour nous d’un point de vue éthique. »
Le traitement de ces
jeunes au parcours de vie cabossé risque d’être, à l’aune du
coronavirus, un abandon par les services de protection sociale avec la
conséquence logique d’un basculement vers un traitement pénal renforcé.
Cette tendance est d’ailleurs déjà en cours depuis plusieurs années.
Aujourd’hui, l’exclusion est dehors, partout
En l’espace de 20 ans, les moyens alloués aux structures accueillant
des personnes dépendantes d’autrui, n’ont fait que baisser. Il faut
plusieurs années aux familles d’enfants en situation de handicap pour
obtenir une place en IME, ou une place en foyer.
Sur Montpellier,
c’est 2 à 3 ans d’attente pour un adulte en situation de handicap. Dans
les hôpitaux, il manque en moyenne un psy sur trois. Les politiques
sociales n’ont cessé de miner le terrain pour le faire aller vers du
social « low cost », déqualifié et maltraitant. L’urgence sociale et
l’aide aux personnes à la rue sont déléguées aux associations
humanitaires. Ce sont des bénévoles qui se retrouvent de plus en plus,
en première ligne pour gérer la misère et aujourd’hui risquer leur vie.
S’engager pour quoi ? Pour qui ?
La crise actuelle n’est finalement que le révélateur d’une crise plus
profonde nourrie par la logique capitaliste. Comment se pose alors pour
chacun l’engagement ? Quelle est la fonction sociale des structures
d’accueil, d’insertion, de soins, d’éducation, d’apprentissage ? Entre
solidarité et cache-misère d’un pan de la société « incasable », les
corps en trop sont de plus en plus nombreux et les fantassins du social
sont épuisés. Les burn-out dans le secteur du travail social qui, selon
une étude de la CPAM de 2018, fait partie des 3 secteurs d’activités les
plus touchés, ont explosé.
Dans cette engrenage d’un système fou,
il faut se poser la question de notre engagement. Jusqu’où allons-nous
nous user à essuyer les plaies ? Pour qui ou quoi voulons nous vraiment
nous engager ? car nous savons qu’après les masques, les primes, les
honneurs viendront les heures imposées, les congés refusés, la poursuite
de la course à la rentabilité.
Il faut s’appuyer sur cette
situation exceptionnelle pour exiger que les services sociaux et de
santé soient pourvus en postes qualifiés, en places, en structures
d’accueil, mais il faut surtout panser le travail social en le
repolitisant. C’est un secteur où le taux de syndicalisme est très bas.
En l’imaginant dans une société différente, non validiste, le travail
d’accompagnement pourrait exister différemment. Les relations
pyramidales seraient remplacées par des formes de décisions collectives,
et l’engagement pourrait à nouveau se déployer. C’est tout un
imaginaire du « vivre avec » (terme employé dans les années 70, 80 et
passé aux oubliettes de l’histoire de nos métiers) et de la relation
d’aide qui deviendrait à nouveau possible. Nous avons besoin d’imaginer
que tout est à nouveau possible.
Cécile, éducatrice spécialisée, salariée dans un GEM
1Institut Médico-Educatif, Institut-Médico-Professionnel
2Etablissement Spécialisé d’Aide au Travail
3Atelier de Travail Occupationnel
4Groupe d’Entraide Mutuelle