Au programme de ce bulletin économique au temps du coronavirus : un focus sur la crise de la production agricole, un regard sur l’épargne à travers le cas du livret A, et une analyse sur le « patriotisme économique ».
Lors de la dernière note de conjoncture, nous évoquions la baisse de l’activité économique secteur par secteur. Nous avions communiqué une baisse d’activité de l’ordre de 13% pour l’agriculture. Mais pour quelles raisons ?
Des chaînes de production mondiales et locales perturbées
Avec la limitation des échanges internationaux et les décisions de confinement massif dans de nombreux pays, les chaînes de production mondialisées ont été affectées : les retards de livraison, l’absence de marchandises importées comme les emballages, voire même l’absence de demande internationale, comme pour les matières premières agricoles (MPA) destinées à l’alimentation animale (orge fourragère, maïs) [1] ont grandement fragilisé le secteur agricole. On constate la même chose dans la filière du lin français, où les industries de transformation en textile (teillage) ont été voire sont à l’arrêt pour raisons sanitaires et où les exportations sont fortement ralenties. De la même manière, la filière lait, qui dépend à 37 % de l’export, la viticulture ou encore la production de viande sont concernées. Ainsi, pendant le premier mois du confinement, les exportations de jeunes bovins vivants et français vers l’Espagne se sont réduites d’un tiers.
Conséquences de ce manque de débouchés : les stocks s’accumulent sur les produits où c’est envisageable, causant occasionnellement des problèmes d’infrastructure. Mais surtout cela fait fortement baisser les prix : le prix du lait et de ses dérivés par exemple (poudre maigre -28 %, beurre -26%) ou encore le kilo de viande bovine qui se négocie aujourd’hui 1 euro de moins que son coût de production. [2]
Dans le secteur horticole, la fermeture des fleuristes impactent grandement les producteurs de plantes et de fleurs. Une illustration parlante : pour le muguet, dont c’est la saison actuellement, on estime que 70% de la récolte pourraient être perdus, [3] ce qui aura bien évidemment un impact direct sur les producteurs et probablement pour les mois/années à venir, sur les emplois saisonniers dans l’horticulture.
Des modifications imprévues de la consommation alimentaire
La crise a aussi changé brutalement les habitudes alimentaires en France. [4] Pour les produits de première nécessité, durant les quatre premières semaines du confinement, la vente de farine a augmenté de 168%, celle du sucre de 50% et celle des œufs de 40 %, selon l’institut Nielsen.
Concernant la filière lait, les préemballés se vendent bien mais les produits d’appellation d’origine protégée sont en chute libre, avec 25 à 60% de demande en moins. La viande bovine connaît aussi des évolutions contrastées : la consommation de veau chute de 30 à 35% alors que celle des steaks hachés augmente de 33% pour le frais et de 75% pour le surgelé. Globalement, on peut constater que les morceaux les plus nobles, vendus d’ordinaire aux restaurants, sont délaissés.
La fermetures des lieux de restauration a des conséquences sur la consommation de pommes de terre, qui servaient pour l’essentiel à la transformation en frites. Les stocks atteignent aujourd’hui 600 000 tonnes. Le marché de la brasserie également souffre des fortes limitations de la vie sociale et de la fermeture des cafés et des restaurants. Kronenbourg a notamment alerté sur des pertes historiques (-30 à 40 %) sur son exercice 2020 [5] ce qui met en péril toute un pan de l’économie dans l’Est. Loin d’être anecdotique, cela a déjà un impact direct sur les producteurs céréaliers, qui déstockent largement l’orge brassicole sur le marché de l’alimentation animale, en guise d’orge fourragère. [6]
Des incertitudes météorologiques conjoncturelles
S’ajoutent à tout cela des conditions météorologiques relativement médiocres. Dans la production céréalière, la fin de l’hiver a été difficile et les plants ne sont pas assez suffisamment enracinés. Un fort déficit hydrique en découle, renforcé par la quasi-absence de pluies en avril, ce qui a contribué à inquiéter les marchés (côté acheteurs) et à maintenir des cours du blé tendre [7] historiquement hauts, en entretenant des craintes sur la baisse de la qualité de la prochaine récolte et donc sur une éventuelle tension de l’offre [8] (moins d’offre = prix hauts), même si d’autres facteurs entrent en ligne de compte.
Sur la dernière dizaine de jours d’avril, le retour de la pluie sur l’ensemble de la France et sur une bonne partie de l’Europe « a apaisé bon nombre de craintes » et a contribué à faire redescendre quelque peu les prix, même si « les doutes concernant les rendements 2020 » persistent. [9]
L’emploi dans le secteur agricole
La fermeture des frontières a eu plusieurs conséquences. Elle a notamment bloqué 50% des saisonniers étrangers dans leurs pays, mettant à mal la récolte des fruits et légumes en France. [10] Plusieurs plateformes, gouvernementale (https://mobilisationemploi.gouv.fr/), ou émanant de syndicat comme la FNSEA (https://desbraspourtonassiette.wizi.farm/) ont été créées pour les volontaires (280.000 personnes inscrites). Dans certains secteurs, notamment dans la filière bio, les bénévoles affluent, ce qui a pour conséquence direct la limitation des embauches, mais pour des travailleurs qui ne bénéficieront pas de formations ; les volontaires sont assignés simplement à la cueillette. Les agriculteurs recherchent toujours entre 70.000 à 80.000 personnes qualifiées par mois. [11]
Un blé cher
Au début du confinement (autour du 20 mars), le blé tendre a connu une augmentation brutale (+12 % en un peu plus d’une semaine), alors même que les stocks mondiaux sont estimés à 4 mois et demi de réserve [12] (même s’il sembleraient que les annonces de la Chine dans ce domaine, qui prétend avoir en stock environ 150 Mt, soit un peu plus de la moitié des stocks mondiaux, soient sujettes à caution). [13] Cette hausse brutale a été interprétée par les analystes du secteur comme le résultat d’achats de précaution de pays importateurs, notamment de la Chine et du Maroc, [14] face à l’extension du confinement à une part toujours plus importante de la population mondiale et face aux politiques protectionnistes de certains géants du secteur, notamment la Russie et le Kazakhstan. [15] Un article daté du 27 mars évoque ainsi à deux reprises le spectre des émeutes de la faim qui avaient secoué certains pays après la crise de 2008. [16]
Les incertitudes météorologiques déjà évoquées plus haut ont contribué à maintenir un cours élevé tout au long du mois d’avril (entre 195 et 200 euros la tonne). En Europe, d’autres raisons plus conjoncturelles ont joué : la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine a semble-t-il reporté des acheteurs chinois vers le marché européen [17] (augmentation de la demande = prix hauts), alors qu’aux Etats-Unis, la tendance est plutôt à la baisse . Même si, une fois n’est pas coutume, le marché US a suivi l’augmentation européenne de fin mars. Il semble toutefois plus en difficulté, avec moins de demande (alimentation humaine et animale) et un retard conséquent des semis. [18]
Sur la dernière dizaine de jours d’avril, le retour de la pluie sur l’ensemble de la France et sur une bonne partie de l’Europe « a apaisé bon nombre de craintes » et a contribué à faire redescendre quelque peu les prix. [19] Mais d’autres facteurs, qu’ils soient techniques (bouclage du mois) ou politiques (décision russe de suspendre ses exportations) ont eu aussi tendance à maintenir des courts hauts. En effet, la Russie, « premier exportateur mondial de blé et l’un des principaux producteurs et exportateurs de céréales du monde, va suspendre ses exportations de blé, seigle, orge et maïs jusqu’au 1er juillet ». [20] Ce mouvement russe fait suite à des restrictions d’exportation annoncées en mars-avril, déjà évoquées plus haut, qui visent à assurer la stabilité du marché national dans le contexte de la pandémie de Covid-19.
Les biocarburants suivent le cours du pétrole
Sur le marché des MPA destinées à l’énergie (pour les biocarburants), la crise se poursuit malgré un léger rebond ces derniers jours, le cours du colza et dans une moindre mesure du maïs (plutôt aux USA) suivant le cours du pétrole. « Le marché continue en effet de s’interroger sur l’état de la demande à moyen terme tandis que la sortie de crise sanitaire est toujours aussi floue. » [21]
Épargne et crise sanitaire : le cas du livret A
La crise sanitaire n’est pas sans conséquences sur les comportements d’épargne individuelle : on observe un accroissement considérable des placements en livrets A depuis quelques mois : au mois de mars, 2,71 milliards d’euros ont été déposés. Pourtant, le taux de rendement du livret A n’a jamais été aussi faible depuis sa création en 1818, [22] puisqu’il rémunère à hauteur de 0,5 %, contre 0,75 % en janvier 2020 et… 2,25 % en janvier 2013. [23]
Comment expliquer que l’épargne y soit si élevée alors que c’est un placement qui rémunère à un taux inférieur à l’inflation depuis des années ? [24] De manière générale, le livret A ne connaît pas beaucoup de concurrents bien plus avantageux pour une prise de risque si faible. [25] Et tout simplement parce que la confiance des ménages dans l’avenir de l’économie a, sans surprise, brutalement baissé du fait de la crise. Ils se replient donc sur ce placement perçu comme sûr. Par conséquent, dans la conjoncture présente, les dépenses importantes sont reportées [26] et les revenus restants sont donc épargnés. Cela se fait évidemment au détriment de la demande, ce qui met l’économie dans une position délicate, mais on ne peut pas reprocher aux gens de garder le peu d’argent qu’ils ont sur leur livret A dans un capitalisme aussi instable et irrationnel.
Pour rappel, le taux du livret A est fixé par l’État en fonction de l’inflation et des taux d’intérêts à court-terme qui sont en vigueur entre les banques. [27] Mais cette règle n’est pas tout à fait automatique : généralement, c’est le gouverneur de la Banque de France qui recommande au gouvernement et en particulier au ministre de l’économie de modifier le taux. Or, le gouvernement rate rarement une occasion de le diminuer, parce que ça lui permet de dépenser moins d’argent pour le logement social (que les livrets A financent en partie) et d’inciter les petits épargnants à se reporter sur des produits plus risqués, notamment des investissement dans des entreprises privées.
Il peut ainsi pour partie se défausser, dans le contexte des politiques d’austérité, de son propre rôle de stimulation de l’économie par la dépense publique, en obligeant les ménages peu fortunés (ceux qui épargnent le plus sur un livret A [28] ) à prendre davantage de risques. Le livret A servant à financer le logement social, le gouvernement peut invoquer ce noble motif pour servir cet objectif beaucoup moins noble. [29] Le ministre de l’économie s’est d’ailleurs plaint de l’afflux de ces derniers mois vers le livret A au motif qu’il ne finançait pas l’investissement. [30] Belle manière de rappeler l’incapacité de l’État bourgeois à amortir la crise économique que nous traversons…
Le patriotisme économique va-t-il nous sauver ?
Le « patriotisme économique ». Cette notion revendiquée par le RN comme par la gauche souverainiste est reprise de temps en temps par Macron et ses ministres. Elle consiste à prétendre privilégier les entreprises françaises et leurs salariés. Elle sous-tend donc l’idée d’une convergence d’intérêts entre salariés et patrons ; et l’idée qu’il faut éventuellement sacrifier les intérêts des salariés des autres pays pour protéger les nôtres. Alors que nos concitoyens sont choqués en découvrant les conséquences de la dépendance industrielle de notre pays pour des produits devenus précieux (masques, tests etc.), Macron affiche non seulement une possible nationalisation temporaire de certaines entreprises « stratégiques » mais aussi d’éventuelles relocalisations de productions. Qu’en est-il dans les faits ?
Nationalisations ? Les cadeaux distribués par milliards pour soutenir les fleurons du CAC 40 n’ont occasionné aucune montée de l’État au capital des sociétés concernées. Pourtant, avec l’effondrement du cours de leurs actions, l’occasion de rachats massifs se présentait. Quant aux relocalisations de production, rien de concret n’apparaît et les économistes bourgeois dissertent sur un concept différent : le rapprochement des délocalisations. En clair, s’il faut partir de pays à bas coût, c’est pour installer les productions dans des pays moins exigeants politiquement que la Chine et dont les coûts peuvent même être inférieurs et les gouvernements plus obéissants : l’Est de l’Europe, le Sud de la Méditerranée. Mais pas le territoire national tant il est vrai que la loi du marché fait la loi !
Contrôle des investissements étrangers ? L’’État encadre et peut stopper les investisseurs non-européens (fonds privés ou fonds souverains [31] ) qui veulent investir dans une entreprise française [32] au-delà de 25% de prise de participation. Non seulement Macron fait baisser la barre du contrôle à une prise de participation de 10%, mais il élargit notoirement la liste des secteurs concernés par ce contrôle, dont la biotechnologie.
Conclusion simple : Il n’ y a de patriotisme qu’au profit des détenteurs de capitaux français. Pour les travailleurs, le chômage peut s’envoler ! A l’UCL, notre axe stratégique repose sur l’idée d’une autonomie locale de production, [33] autogestionnaire, dans le cadre d’un fédéralisme mettant fin à la concurrence entre travailleurs organisée par les multinationales dans le cadre de la globalisation libérale.
Cette note a été réalisée par le Groupe de Travail Économie de l’UCL, visant à synthétiser les données essentielles sur la situation économique que nous traversons avec la crise du coronavirus. Elle a évolué sous une forme de bulletin, structuré en plusieurs articles de tailles diverses. Elle est aussi sourcée et factuelle que possible, et vise à mettre en lien les principales données sur la conjoncture économique avec des analyses politiques et sociales plus générales. Elle a néanmoins été réalisée par des militants qui ne sont pas des professionnels de l’économie. N’hésitez pas à faire tout retour constructif.
Vous pouvez consulter la note précédente ici.
V
[1] https://www.agri-mutuel.com/cotations/mais/ & https://www.agri-mutuel.com/cotations/orge-de-printemps/ analyses hebdo, possible que les pages aient changées entre temps (visitées pour la dernière fois le 1er mai au soir)
[3] https://www.parismatch.com/Actu/Economie/Muguet-les-maraichers-nantais-craignent-le-pire-1682827
[6] https://www.agri-mutuel.com/cotations/orge-de-printemps/ analyse hebdo déjà citée
[7] . Principale valeur d’évaluation sur les marchés financiers agricoles, parce que majoritaire en volumes + données importantes puisque c’est la céréale la plus consommée, pour la confection du pain et des pâtes notamment
[9] https://www.agri-mutuel.com/cotations/ble-tendre/ analysé hebdo, visité pour la dernière fois le 1er mai au soir
[13] Jean-Pierre BORIS, Traders, vrais maîtres du monde : enquête sur le marché des matières premières, Tallandier, 2017, p.41.
[14] https://www.agritechtrade.com/actualites/matieres-premieres/avec-le-covid-19-vers-une-reduction-de-loffre-et-une-hausse-des-cours-du-ble et https://www.reussir.fr/grandes-cultures/les-exportations-francaises-de-ble-tendre-parties-pour-un-record-historique
[16] Ibid
[18] https://www.agri-mutuel.com/cotations/ble-tendre/
[19] Ibid.
[21] https://www.agri-mutuel.com/cotations/colza/ analyse hebdo, visitée pour la dernière fois le 1er mai au soir
[28] https://www.alternatives-economiques.fr/livret-a-gouvernement-nepargne-francais/00091523
[29] https://www.economie.gouv.fr/livret-a-reforme-formule-calcul-taux
[31] Les fonds souverains sont des fonds spéculatifs détenus par un Etat dont l’utilité est à la fois économique et géo-stratégique.
[32] Est dite « française » une multinationale dont le capital coté à la bourse de Paris. Ses salariés sont néanmoins planétaires
[33] https://www.unioncommunistelibertaire.org/Contre-le-libre-echange-l-autonomie-productive-5148